L’absence de notification du mémoire en réclamation au maître d’œuvre : une portée encore incertaine sur la recevabilité de la réclamation
La question de la portée de la formalité imposée à l’article 50.1.1 du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés publics de travaux (ci-après « le CCAG Travaux ») est de plus en plus posée au juge administratif.
Or, la question n’a pour l’heure pas encore été tranchée par la Haute Juridiction, même si un arrêt récent peut laisser penser que la sanction de l’absence de notification du mémoire en réclamation au maître d’œuvre est l’irrecevabilité de la réclamation.
Rappel de la lettre du CCAG Travaux
Aux termes de l’article 50.1.1 du CCAG Travaux de 2009 :
« 50.1. Mémoire en réclamation :
50.1.1. Si un différend survient entre le titulaire et le maître d’œuvre, sous la forme de réserves faites à un ordre de service ou sous toute autre forme, ou entre le titulaire et le représentant du pouvoir adjudicateur, le titulaire rédige un mémoire en réclamation.
Dans son mémoire en réclamation, le titulaire expose les motifs de son différend, indique, le cas échéant, les montants de ses réclamations et fournit les justifications nécessaires correspondant à ces montants. Il transmet son mémoire au représentant du pouvoir adjudicateur et en adresse copie au maître d’œuvre.
Si la réclamation porte sur le décompte général du marché, ce mémoire est transmis dans le délai de quarante-cinq jours à compter de la notification du décompte général.
Le mémoire reprend, sous peine de forclusion, les réclamations formulées antérieurement à la notification du décompte général et qui n’ont pas fait l’objet d’un règlement définitif. »
La notification au maître d’œuvre de la copie du mémoire en réclamation de l’entreprise vaut :
- Pour les différends nés au cours de l’exécution du contrat ;
- Pour les différends nés au moment de l’établissement du décompte général.
Pas de doute lorsque le CCAG Travaux applicable est celui de 1976
La portée de cette formalité sur la recevabilité de la réclamation de l’entreprise a récemment fait l’objet d’arrêts et jugements intéressants en ce qu’ils semblent mettre en évidence la volonté des juges administratifs de faire une lecture stricte du CCAG Travaux.
Le Conseil d’Etat, dans une espèce isolée, a déjà pu estimer qu’était irrecevable une réclamation qui n’avait pas été transmise au maître d’œuvre[1].
Toutefois, cet arrêt a été rendu au visa du CCAG Travaux de 1976, et sa portée est difficilement transposable aux marchés régis par le CCAG Travaux de 2009, les stipulations de ces deux documents n’étant pas identiques.
Dans une espèce plus récente, la Cour Administrative de Bordeaux est venue préciser que tout différend opposant la personne responsable du marché à l’entreprise titulaire et régi par l’article 50 du CCAG devait passer par la rédaction d’un mémoire en réclamation, qui doit être transmis au maître d’ouvrage et au maître d’œuvre, à peine d’irrecevabilité de la demande indemnitaire[2] :
« En second lieu, cependant, si la société Razel-Bec fait valoir que le mandataire du groupement a, le 17 décembre 2009, adressé, pour son compte, au maître d’œuvre un mémoire de réclamation et que celui-ci en aurait reçu notification le 21 décembre, elle ne produit à l’appui de cette affirmation que des pièces attestant d’un envoi au seul maître d’ouvrage, la CACEM. Elle n’établit pas ainsi, pas plus devant la cour qu’en première instance, avoir adressé au maître d’œuvre, dans les délais qui lui étaient impartis, le mémoire exigé par l’article 13.44 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux.
Dans ces conditions, c’est à juste titre que le tribunal administratif a considéré que, faute d’avoir adressé au maître d’œuvre le mémoire prévu par les articles 13-44 et 50-22 du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés de travaux, la demande indemnitaire de la société Razel-Bec était irrecevable. »
Il convient toutefois de souligner qu’ici encore les juges étaient saisis d’un marché régi par les stipulations du CCAG Travaux de 1976.
Quid, dès lors, des marchés soumis au respect du CCAG Travaux de 2009 ?
A notre connaissance, seul le Tribunal Administratif de Lille[3] s’est, à l’heure de la rédaction du présent article, saisi de la question.
Dans le cadre de cette affaire, un acheteur public a conclu un marché de travaux avec un groupement d’entreprises. Après contestation du décompte général du marché, le groupement titulaire du marché a saisi le tribunal administratif afin de condamner l’acheteur à lui verser une somme globale de 1 670 547,6 euros au titre du solde du marché.
Le tribunal a refusé de faire droit à cette demande et a rejeté la requête du groupement aux termes d’un considérant dont la rédaction est intéressante à plusieurs niveaux :
« L’absence de transmission par le titulaire d’une copie de son mémoire en réclamation au maître d’œuvre dans le délai qui lui est imparti porte atteinte à l’exercice par ce dernier de sa mission de conseil envers le maître d’ouvrage. Dès lors, elle fait obstacle à ce que le titulaire soit regardé comme ayant utilement contesté le décompte général qui lui a été notifié, ce document devenant, dans ces conditions, le décompte général et définitif du marché. »
Il faut tout d’abord relever que le juge a ici tiré toutes les conséquences de l’absence d’accomplissement de la formalité prévue au CCAG. Il est en effet clairement précisé que :
- En l’absence de notification du mémoire en réclamation au maître d’œuvre, le demandeur ne peut être regardé comme ayant contesté le décompte général notifié ;
- Dès lors, ce document est regardé comme n’ayant pas fait l’objet de réserves et devient le décompte général et définitif du marché.
Le tribunal, faisant application du principe d’intangibilité du décompte général définitif, déclare donc irrecevable la requête en contestation de ce décompte.
Il est également très intéressant de noter que le tribunal a fondé sa décision sur la lettre du CCAG Travaux de 2009 mais également sur le rôle fondamental joué par le maître d’œuvre en cas de réclamation du titulaire.
Le juge a en effet rappelé que le maître d’œuvre doit conseiller et assister le maître d’ouvrage sur les suites à donner à la réclamation. Si le mémoire ne lui est pas notifié, il ne peut valablement exercer ces missions.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, le Conseil d’Etat n’a ni infirmé ni confirmé cette solution.
Pour le moment, la question reste en suspens
Comme nous le précisions, la Haute Juridiction n’a pas encore eu à connaître du jugement du Tribunal Administratif de Lille.
Deux espèces traitées par notre cabinet auraient pu être propices à un éclairage de la question, mais les fins de non-recevoir tirées de la méconnaissance de la formalité du 50.1.1 du CCAG Travaux n’ont pas retenu l’attention des juges.
Ainsi, dans une première affaire, les juges ont rejeté la contestation du décompte général en réglant l’affaire au fond. Il convient de souligner que le rapporteur public avait expressément invité la formation de jugement à accueillir la fin de non-recevoir soulevée par notre cabinet. Ce dernier n’a toutefois pas été suivi.
Dans une seconde affaire était en cause un refus de résiliation pour ordre de service tardif prévue à l’article 46.2.1 du CCAG Travaux de 2009. Une réclamation avait été transmise au maître d’ouvrage, mais le demandeur n’apportait pas la preuve de la transmission de la copie du document au maître d’œuvre. Le rapporteur public, se rangeant sur ce point à notre analyse, a proposé à la juridiction de considérer qu’un différend était né entre les parties, entraînant l’application à l’espèce de l’article 50.1.1 du CCAG Travaux. L’absence de preuve de notification de la réclamation au maître d’œuvre devait dès lors conduire les juges à déclarer irrecevable la demande du titulaire. Cependant, la juridiction a choisi de ne pas suivre ce raisonnement, et a considéré que la résiliation pour ordre de service tardif ne pouvait donner lieu à application de la procédure réclamatoire de l’article 50.1.1 du CCAG travaux.
Par conséquent, la question reste pour l’heure en suspens.
Il est permis de penser qu’au vu du contentieux grandissant relatif aux marchés soumis au CCAG de 2009, le Conseil d’Etat aura, tôt ou tard, à connaître de la question.
En tout état de cause, afin d’éviter qu’un débat naisse sur la recevabilité de la réclamation, nous ne pouvons que recommander aux pouvoirs adjudicateurs comme aux titulaires d’accorder un soin particulier à la gestion des réclamations, qu’elles surviennent en cours de marché ou bien au stade de l’établissement du décompte général.
Article écrit par Clarisse BAINVEL, avocat associé
[1] Conseil d’Etat, 8 avril 2009, n°297756
[2] CAA Bordeaux, 3 janvier 2017, n°14BX00708
[3] TA Lille, 23 juillet 2019, n°1600265