Episode 3 : droit des marques et présidentielles
Le Cabinet UGGC Avocats se propose de décrypter la campagne présidentielle sous le prisme de la propriété intellectuelle et des données personnelles, à raison d’un épisode, tous les 15 jours.
3ème épisode : Droit des marques et présidentielles
Pour ce troisième épisode de la série consacrée aux élections présidentielles, l’équipe propriété intellectuelle du Cabinet UGGC Avocats revient sur des actualités dont les enjeux posent la question de la corrélation entre le droit des marques et leurs usages à l’occasion de la vie politique.
Nous aborderons deux grands thèmes :
I. Quelles sont les limites à l’utilisation d’une marque dans le débat public ?
II. Les partis politiques sont-ils des marques comme les autres ?
I. Kärcher fait place nette face à l’utilisation de sa marque
« Nettoyer au Kärcher », « passer au Kärcher » ou encore « Kärcheriser », la marque éponyme de la société allemande Kärcher s’est retrouvée, bien malgré elle, encore une fois au cœur du débat politique.
Cette fois-ci, c’est la candidate Les Républicains qui a associé la marque Kärcher à son discours de campagne évoquant délinquance et insécurité, en proposant de « ressortir le Kärcher de la cave » pour « nettoyer les quartiers ».
L’entreprise, qui commercialise des nettoyeurs à haute pression, a publié un communiqué de presse afin de demander, une énième fois, à ce que sa marque ne soit pas utilisée à l’occasion du débat public :
« La marque Kärcher n’est « l’étendard » d’aucun parti politique, mais la propriété exclusive des sociétés Kärcher. Elle ne peut et ne doit être utilisée que pour désigner les produits des sociétés Kärcher. Le groupe Kärcher déplore ainsi la méconnaissance par certaines personnalités politiques du respect de ses droits. »1
Mais la société Kärcher peut-elle véritablement s’opposer à l’utilisation de sa marque sur la scène politique ? Et si oui sur quels fondements ?
i. Atteinte à l’image de la marque
En premier lieu, la société Kärcher déplore l’utilisation répétée de sa marque en association avec des thématiques négatives (violence, insécurité, danger etc.). Il ne s’agit ainsi pas d’une atteinte directe à la marque mais plutôt d’une atteinte à l’image de la marque.
La Cour de cassation a consacré depuis plusieurs années l’existence d’un préjudice moral pour une société,2 qui peut résulter de comportements fautifs ayant pour finalité la dégradation de son image, ou de sa réputation,3 notamment lorsque celle-ci est porteuse de valeurs fortes. On citera à cette occasion la procédure ayant opposé une société titulaire d’une marque de chewing-gum à une autre société qui sollicitait l’enregistrement d’une marque du même nom pour les produits de tabac. La juridiction a estimé qu’un tel enregistrement « serait nuisible à l’image de la marque » à « l’image de santé, de dynamisme et de jeunesse qui lui est associée ».4
En pratique donc, la société Kärcher pourrait demander la réparation de son préjudice moral lié à l’atteinte à son image de marque sur le fondement de l’article 1240 du code civil,5 voire, sous réserve de prouver sa renommée, sur le terrain de l’atteinte à l’image de marque renommée.6
ii. Risque déchéance des droits du titulaire de la marque
L’utilisation de la marque Kärcher dans le langage courant afin de désigner de façon générique le « nettoyage », au sens propre comme au sens figuré, constitue une véritable menace pour la titularité des droits.
Le code de la propriété intellectuelle prévoit en effet la déchéance des droits du propriétaire d’une marque qui serait devenue, de son fait, usuelle dans le commerce du produit ou du service.7
Les effets sont sérieux, car la désignation usuelle a pour conséquence la perte du droit de marque. En effet, l’une des fonctions essentielles de la marque est de garantir l’origine des produits et services qu’elle désigne. Or, en devenant usuelle, la marque perd cette fonction essentielle.
Ces marques, dont la désignation est devenue usuelle, sont aussi appelées génériques, et elles sont nombreuses : caddie, texto, frigidaire, scotch… pour ne citer qu’elles.
Comme le code de la propriété intellectuelle le précise, pour qu’une marque encourt la déchéance à raison de son caractère usuel, une faute doit pouvoir être imputée à son titulaire. En pratique, la faute réside généralement dans l’absence de réaction du titulaire, qui n’a pas agi pour corriger le mauvais usage de sa marque.
La société Kärcher est donc parfaitement légitime de s’opposer publiquement à cette utilisation générique par des campagnes de sensibilisation et de communication. Il est dans son intérêt de prendre toutes les mesures utiles afin de ne pas encourir la déchéance de sa marque.
II. La politique, un produit marketing ?
Les marques s’invitent dans le paysage politique pour des considérations de communication.
L’ensemble des signes qui peuvent composer une marque deviennent alors de véritables symboles de ralliement. Dans un contexte démocratique éclaté, dans lequel s’érigent différentes forces politiques, il devient primordial pour les partis de s’identifier auprès du public.
Or, nous l’avons vu, l’une des fonctions essentielles de la marque est de garantir l’origine des produits ou services, en les distinguant sans confusion des autres.
Les noms, les logos et slogans des partis politiques sont porteurs d’enjeux symboliques, dont la protection passe par le droit des marques.
i. A vos marques…
Il n’aura pas échappé aux électeurs que les partis sont friands de changements de noms, qui témoignent souvent d’un tournant dans leur histoire.
En 2017, En Marche ! changeait de nom pour La République en Marche ! Un an plus tard, le Front national devenait le Rassemblement national. Au Parti Socialiste, l’éventualité d’un changement de nom est devenue un thème récurrent.
L’exemple du changement de nom de l’Union pour un mouvement populaire (« UMP ») pour Les Républicains permet de revenir sur certaines thématiques de propriété intellectuelle.
Une marque ne peut être enregistrée que si elle présente, entre autres, un caractère licite.
Le code de la propriété intellectuelle exclut de la protection par le droit des marques le armoiries, drapeaux et autres emblèmes d’Etats des pays de l’Union, signes et poinçons officiels de contrôle et de garantie adoptés par eux, ainsi que toute imitation au point de vue héraldique.8
Or, le parti Les Républicains avait procédé au dépôt d’une marque semi-figurative pour un large ensemble de produits et services incluant notamment la joaillerie, les vêtements et l’imprimerie, avec le logo suivant :
La demande d’enregistrement a fait l’objet d’un rejet partiel par l’INPI pour l’ensemble de ces produits et services, à l’exception des produits de l’imprimerie, affiches, prospectus et brochures ayant un but ou un caractère électoral.
La Cour d’appel de Paris, saisie par le parti politique d’une demande de recours contre cette décision, a retenu que la présentation de l’élément figuratif « sous forme de bandes droites, verticales et d’égales largeur sur les trois couleurs bleu, blanc et rouge, [rappelait] par leur disposition le drapeau tricolore ». De plus, cette imitation de l’emblème national se trouve renforcée par l’élément verbal « Républicains », la France étant une République.9
La Cour d’appel rejette ainsi le recours. La marque semi-figurative ne peut donc qu’être utilisée pour les produits et services se rapportant à l’activité politique.
On relèvera une ambiguïté dans les motifs de l’INPI, reprise par la Cour d’appel dans sa motivation, qui conduit à enregistrer une marque comportant un signe reprenant le drapeau tricolore, mais seulement pour son activité politique – à l’exclusion de toute autre activité. Or, soit la marque reprend le drapeau français, auquel cas elle ne peut bénéficier de la protection à titre de marque, peu important la ou les classes envisagées ; soit elle ne le reprend pas et peut donc être enregistrée, sans distinction, pour toutes les classes.
ii. Les « R » de la discorde
L’opposition politique ne s’exerce pas que par le traditionnel débat d’idées.
En janvier dernier, l’avocat du parti Résistons ! a mis en demeure le parti Reconquête ! de cesser d’utiliser un logo comportant la lettre R, un point d’exclamation rouge et les couleurs du drapeau français.
A gauche, le logo utilisé par le parti Résistons ! – A droite, le logo utilisé par le parti Reconquête !
Selon l’avocat du parti Résistons ! le logo utilisé par le parti Reconquête ! porte atteinte aux droits de son client. Il est également précisé par l’avocat du parti Résistons ! que ce logo a fait l’objet d’un enregistrement à titre de marque figurative et verbale, sans que cette information n’ait pu être vérifiée.
Le parti Reconquête !, pour sa part, n’a procédé qu’à l’enregistrement de la marque verbale « reconquête », à l’exclusion de tout logo.
A supposer que le parti Résistons ! soit bien le titulaire d’une marque sur le logo « R ! », la contrefaçon de marque saurait-elle constituer un fondement sérieux à des poursuites en contrefaçon ?
Le code de la propriété intellectuelle sanctionne, à titre de contrefaçon, l’usage dans la vie des affaires « d’un signe identique ou similaire à la marque et utilisé pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, s’il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion incluant le risque d’association du signe avec la marque. »10
La jurisprudence rappelle que ce risque de confusion s’apprécie de manière globale, en prenant en compte tous les facteurs pertinents selon les cas d’espèce. Ainsi, un faible degré de similitude entre les signes peut être compensé par un important degré de similitude entre les produits et services, et vice versa.11
Par ailleurs, l’appréciation du risque de confusion se fait par rapport au critère du consommateur d’attention moyenne, en référence à l’image non parfaite qu’il a gardé en mémoire du signe imité. Il est également d’usage de prendre en compte le public visé par les produits ou services en cause. Lorsqu’un produit est à destination du grand public, la jurisprudence aura tendance à se référer à un degré d’attention plus faible – contrairement à un produit à destination de professionnels, dont le degré d’attention est plus élevé.12
Dans la mesure où le public visé par les partis politiques peut être considéré comme n’importe quel citoyen français, aficionado ou non de politique, quelle serait la référence d’attention appropriée ? L’électeur moyen pourrait-il être trompé par la proximité de ces signes et, de fait, être amené à confondre les idées et propositions des partis Reconquête ! et Résistons ! ?
Enfin, les partis politiques font-ils usage de leurs marques dans la vie des affaires ? La jurisprudence traditionnelle sur la question considérait que l’usage dans la vie des affaires, selon les cas, comme l’usage tendait à l’obtention d’un avantage direct ou indirect de nature économique.13 Or, une telle définition ne semble pas applicable à l’activité d’un parti politique.
Dans un arrêt récent, la Cour d’appel de Paris a néanmoins ouvert la notion d’usage dans la vie des affaires, à l’occasion d’un litige portant sur l’utilisation d’une marque déposée par un syndicat. Elle a ainsi considéré que « « s’il est certain que les parties ne sont pas des entreprises commerciales, il n’en demeure pas moins que c’est bien dans le cadre de son activité syndicale et afin de promouvoir celle-ci, ainsi que l’équipe qui la compose, que le signe CFDT a été utilisé ».14 Une solution qui pourrait donc être transposée aux partis politiques.
Ces questions en suspens pourraient être tranchées par le juge puisque le parti Résistons ! a récemment indiqué s’être rapproché d’avocats afin d’engager « des poursuites pour cause d’imitation et risque de confusion des électeurs. »15
Prochain épisode, dans 15 jours ….
L’équipe propriété intellectuelle du Cabinet UGGC Avocats
2. Cour de cassation, Chambre commerciale, 15 mai 2012, n° 11-10.278
3. Voir notamment Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-16.645 : Bull. civ. IV, n° 31
4. OHMI, affaire R 283/1999-3 du 25 avril 2001, Hollywood.
5. Article 1240 du code civil : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
6. Article L713-5 du code de la propriété intellectuelle : « Ne constitue pas une contrefaçon mais engage la responsabilité civile de son auteur l’usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, non autorisé par le titulaire d’une marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle :
1° D’un signe identique à la marque et utilisé pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque est notoirement connue ;
2° D’un signe identique ou similaire à la marque et utilisé pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux pour lesquels la marque est notoirement connue, s’il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion incluant le risque d’association du signe avec la marque ;
3° D’un signe identique ou similaire à la marque et utilisé pour des produits ou des services identiques, similaires ou non similaires à ceux pour lesquels la marque est notoirement connue, si cet usage du signe, sans juste motif, tire indûment profit du caractère distinctif ou de la notoriété de la marque, ou leur porte préjudice. »
7. Article L. 714-6 du code de la propriété intellectuelle : « Encourt la déchéance de ses droits le titulaire d’une marque devenue de son fait :
a) La désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service ;
b) Propre à induire en erreur, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service. »
8. Article L. 711-2 °6 du code de la propriété intellectuelle et l’article 6 ter de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle
9. Cour d’appel de Paris, 10 janvier 2020, n° 18/28737
10. Article L. 713-2 du code de la propriété intellectuelle
11. CJCE, 29 SEPT. 1998, CANON KABUSHIKI KAISHA c/ METRO-GOLDWYN-MAYER
12. Voir par exemple : CJCE, 22 juin 1999, aff. C-342/97, Lloyd Schuhfabrik Meyer c/ Klijsen Handel, EU:C:1999:323 et CA Paris, 17 févr. 2012, n° 10/20 967
13. Cour de cassation, Chambre commerciale, 10 mai 2011, n° 10-18173
14.Cour d’appel de Paris, Pôle 5, Chambre 2, 7 février 2020 n° 18/14427