La stupéfiante réapparition des inédits de Céline écrit les lignes d’une nouvelle aventure éditoriale
Août 2021 a été riche en émotions pour le monde de l’édition. Plusieurs milliers de feuillets inédits rédigés par Louis-Ferdinand Céline [1] ont refait surface dans des conditions extraordinaires plus de soixante-quinze ans après leur disparition, mais non sans créer des enjeux patrimoniaux et éditoriaux.
Les trésors inédits que l’on pensait perdus à jamais ont été retrouvés. Gallimard a rapidement annoncé son intention de jouer son rôle « d’éditeur exclusif » de l’œuvre. Antoine Gallimard, président de la maison d’édition historique de l’auteur de Voyage au bout de la nuit affirme que la maison Gallimard se tient prête à élaborer « de façon très scrupuleuse » le travail d’édition qui pourra découler de cette découverte, « dans la mesure bien entendu où les ayants droit de l’écrivain, avec lesquels nous entretenons les meilleures relations, nous auront fait part de leur accord ». En effet, les inédits de l’écrivain avaient été confiés à ses ayants droit au cours du mois de juillet. Malgré l’existence d’un contrat signé avec Lucette Destouches, la veuve de Céline, donnant à Gallimard la « priorité », selon lui, pour la publication de tous écrits inédits à venir, les conditions d’exploitation de ce trésor soulèvent des interrogations.
Les documents disparus à la Libération de Paris, au cours de l’exil de l’écrivain et de son épouse, ont eu un parcours incertain avant d’arriver entre les mains de Jean-Pierre Thibaudat, critique dramatique et ancien journaliste de Libération. Il y a environ quinze ans, ce dernier s’était vu remettre les manuscrits par un de ses lecteurs, une source dont il n’a pas révélé alors l’identité. Parmi ces manuscrits se trouvent plusieurs œuvres dont La Volonté du roi Krogold [2], des centaines de feuillets de deux textes inédits, l’un sur Première Guerre mondiale et l’autre sur la période londonienne de Céline, six-cent pages du roman Casse-Pipe dont on n’avait qu’un fragment [3] et le manuscrit complet de Mort à crédit. Rien ne devait être rendu public avant la mort de Lucette Destouches. À la suite de l’ouverture d’une enquête pour « recel de vol » le 17 février dernier par le parquet de Paris après une plainte déposée par les ayants droit, Jean-Pierre Thibaudat remet les manuscrits en mars 2021 à l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC).
L’idée de voir ces six mille pages inédites sur les tables des libraires séduit, cependant leur publication entraine des questionnements sur les droits patrimoniaux et éditoriaux pouvant créer des obstacles à leur mise en circulation. Au cours d’une interview pour l’excellent article de Fabio Benedetti Valentini des Echos les avocats les plus reconnus pour leur expertise en droit de la propriété intellectuelle se sont penchés sur les conditions d’exploitation de ce trésor. La complexité de cette affaire du point de vue du droit de la propriété intellectuelle a été mise en avant du fait que les manuscrits retrouvés font notamment partie d’œuvres déjà publiées par Gallimard, ce qui justifie la légitimité de la maison d’édition à exploiter les manuscrits. Quelle que soit la situation, les héritiers de la veuve de Céline pourront décider de ce qui peut être rendu public ou pas. A ce sujet, Anne-Marie Pecoraro, associée du cabinet UGGC Avocats interviewée par les Echos, explique l’importance du droit de divulgation [4] selon lequel « il n’y a que l’auteur et les ayants droit qui peuvent donner le go. Ils doivent respecter la volonté de l’auteur en se posant la question de savoir si, selon eux,Céline voulait divulguer tel ou tel autre manuscrit ». Néanmoins, les ayants-droits pourraient également choisir de ne pas publier l’œuvre. Cette situation s’avérerait problématique si elle entraine un abus dans la non-divulgation [5]. Concernant le support d’édition, la majeure partie de l’œuvre de Céline est chez Gallimard et, comme le soutient Anne-Marie Pecoraro au cours de l’interview, si le contrat conclu entre la maison Gallimard et la veuve de Céline est solide, « Gallimard bénéficie d’une promesse pour laquelle cette maison aurait déjà sûrement payé avec des avances que la veuve de Céline a touchées au fil des années. Cela solidifie son rôle ».
Dans l’hypothèse où Gallimard dispose de l’accord des ayants-droits pour publier les manuscrits retrouvés, la maison d’édition devra s’assurer être à l’abri des enchères engagées par d’autres maisons d’éditions intéressées par les œuvres. De plus, l’œuvre de Céline tombera dans le domaine public dans une dizaine d’années, ce qui la rendra définitivement accessible à tous.
Une rencontre entre la maison d’édition et les ayants droit début septembre établirait une nouvelle étape dans l’aventure des manuscrit retrouvés.
Par l’équipe IP/IT du cabinet UGGC Avocats.
Sources :
[1] Louis Ferdinand Destouche, dit Louis-Ferdinand Céline, est né le 27 mai 1894 à Courbevoie et est mort le 1er juillet 1961 à Meudon. Il est connu sous le nom de plume abrégé en Céline, il est un écrivain notamment célèbre pour Voyage au bout de la nuit, publié en 1932.
[2] La Volonté du roi Krogold est une légende d’inspiration médiévale.
[3] Le roman Casse-Pipe devait former un triptyque avec ses deux chefs-d’œuvre Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit (1936).
[4] Inscrit dans le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) à l’article L. 121-2, ce droit est l’un des attributs du droit moral. Il confère à l’auteur seul – ainsi qu’à ses ayants droit – le droit de porter son œuvre à la connaissance du public. Il revient également à l’auteur de fixer les procédés et conditions de cette divulgation. De ce fait, la possession du support matériel d’une œuvre ou la consultation d’un inédit n’autorise pas à les divulguer sans le consentement de l’auteur. Le droit de divulgation s’épuise par le premier usage qu’en fait l’auteur.
[5] L’article L. 121-3 du CPI prévoit toutefois la saisie du tribunal de grande instance « en cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé ». Le juge donnera sa décision dans le respect des volontés testamentaires de l’auteur ou en fonction des agissements qui ont été les siens de son vivant.